TENUE ♣ Si je me regardais, si j’avais la capacité de sortir de mon corps et de m’observer, je crierais « stop au massacre ». Si les autres pouvaient enchainer les verres sans encombre, j’avais du mal à suivre la cadence. Originaire de l’Ecosse, j’aurais dû pourtant savoir tenir l’alcool. Mais on dirait que le gène n’a pas voulu passer chez moi. Je me voyais vaguement rejoindre Mila sur la table du bar et me déhancher, totalement hors du rythme. Je sentais tout aussi vaguement mon corps fourmiller, signe de ma consommation excessive. Mais étrangement, je n’arrivais pas à arrêter. J’étais euphorique, tantôt à me moquer d’Aya qui chantait, un autre moment de Kirito qui tentait de m’expliquer quelque chose que mon cerveau n’arrivait pas à intégrer. Je relevais mes cheveux, suffoquant presque de chaleur. Je posais mon verre vide – à combien en étais-je ? – et cherchais des yeux un endroit où je pourrais me rafraichir.

Je quittais donc le petit groupe, passant devant Kaien. Sans réfléchir, je lui attrapais la main pour l’entrainer avec moi. L’alcool avait tendance à me rendre amical avec n’importe qui et bien plus avenante qu’à l’accoutumée. Viens, tu pourras me défendre si quelqu’un m’embête. Ah … Mais pas tout à fait débile au final. Je ne lâchais pas la main de Kaien, que je trouvais drôlement réconfortante. Je me frayais un chemin entre les buveurs, m’arrêtant à certains moments, reconnaissant mes amis d’un soir. Je sautillais au rythme de la musique, éclatant de rire pour une connerie qu’un type me soufflait à l’oreille, la main toujours cramponnée à celle de Kaien. Une fille contre qui j’avais gagné un bras de fer improvisé me tendit une bière qu’elle ouvrit devant mes yeux et me la tendit. Je regardais mes mains, une tenait une carte de visite, l’autre celle de Kaien. Comme impuissante, je levais les épaules. Je peux pas l’attraper ! J’avais soudain l’air super triste, comme incapable de résoudre ce problème, mais tout en voulant cette bière. D’accord, mon cerveau était peut-être un peu atteint finalement. La fille me tapota la tête doucement et donna la bière à Kaien. T’inquiète ! Regarde, je la donne à ton mec ! Ouais ! Aller viens mon mec ! Oula … Heureusement, je ne me souviendrais pas d’avoir dit ça. Toute guillerette, je me dirigeais vers le fond de la salle et poussa une petite porte qui nous mena à l’arrière du bar, dans une toute petite rue. Je lâchais finalement la main de Kaien et posa mes deux mains sur mon visage. L’air faisait du bien.

TENUE ♣ C’est à peine si je l’ai regardé depuis que je lui ai attrapé la main. Je ne suis de toute façon pas dans mon état normal. Mes yeux pétillent d’une lueur de malice, lueur que l’on retrouve plutôt chez ma sœur Nana. J’ai toujours été la jeune fille sage, sur la réserve, jamais un mot de trop. J’ouvre les yeux quand il me tend la bière. En vrai, je déteste tous les alcools. Je n’aime ni le goût, ni la sensation procurée. Mais je tends tout de même le bras pour me saisir de la boisson qui perd déjà de sa mousse. Un sourire amusé se dessine sur mes lèvres lorsqu’il reprend la parole. Je dois me concentrer pour comprendre ce qu’il dit. Je ne réponds pas de suite, car je pose mes lèvres sur le verre, son contenu frôle mes lèvres. Je lève les yeux vers lui tout en vidant mon verre. Kaien n’est d’ordinaire pas la personne vers qui je me dirige spontanément. Je suis bien plus à l’aise avec Kirito, je suis plus spontanée et je me confie plus naturellement. Je me méfie beaucoup de Kaien et je n’ai pas forcément d’atomes crochus avec lui. Même si je commence à m’étonner en sa présence. Il n’est tout à fait comme je l’avais imaginé. Toi aussi tu penses que je suis ennuyeuse ? … Ma mine s’assombrit, triste et boudeuse, alors qu’en temps normal j’aurais simplement haussé les épaules. Je ne cherche pas à lui plaire et je m’inquiète encore moins de son avis. Mais alcoolisée, Kaien dégage quelque chose que je n’avais encore jamais remarqué.

Pour être franche, je sais me montrer drôle et délurée. Mais je ne me relâche qu’avec les personnes faisant partie de mon cercle. Pour ce qui est de l’alcool, Kaoru et Nana m’ont énormément trainé en soirée et mis des verres dans la main, me forçant à boire comme eux. Toujours boudeuse, je baisse la tête, la lèvre inférieure plus en avant. Je marmonne quelque chose d’inaudible et d’incompréhensible, le doigt enroulant une mèche de mes cheveux défaits. A nouveau, je perçois la voix de Kaien, qui semble visiblement intrigué par la tenue que je porte, la tenue d’Aya. C’est vrai que ce n’est pas dans mes habitudes. Je suis plutôt tenue confortable et anti moulante. Au lieu de l’envoyer chier, je réponds, la mine enjouée. Quoi ? Ca te plait ? Je devrais m’habiller plus souvent comme ça en ta présence alors ! Je rigole, oubliant déjà mes paroles. La musique résonne un peu plus fort et j’agite soudain les bras, tressautant sur place, comme possédée par les bruits de basses qui nous parviennent jusqu’ici. Je pose mon verre au-dessus d’une benne à ordure et me rapproche de Kaien, resté près de la porte. Je le tire à moi, emboitant déjà le pas pour rentrer dans le bar. Mais la porte ne s’ouvre pas et je me cogne – je ne sais même pas comment – le front contre la porte restée stoïquement fermée. Je pousse un cri de complainte et de douleur exagérée et je me retourne pour être face à Kaien. Je l’avais tiré tellement fort qu’il me colle presque. La distance de nos corps est minime. Je me frotte le front avec la paume de ma main ; les yeux larmoyants relevés vers Kaien. La porte m’a attaquée !!! J’ai mal ! Une larme coule et je ne peux m’empêcher d’avoir cette attitude exagérée d’enfant pleurnicharde. Je regarde Kaien, persuadée qu’il pourra faire quelque chose pour remédier à cette situation.

TENUE ♣ Je lève les yeux, la mine boudeuse et en colère. Tu te moque encore ! Ce n’est pas possible que la porte ai eu plus mal que moi. Et puis, idiotement, je me mets à réfléchir. Peut-être que si ! Oh la pauvre porte. Je m’apprête à me retourner pour toucher la porte, voir si elle a mal quelque part – quand je vous dis que je suis heureuse de ne jamais me souvenir de mes soirées de beuverie. Etrangement, la distance quasi inexistante de nos visages qu’impose Kaien ne me dérange pas plus que ça. Je dois être vraiment très bourrée pour ne pas le recaler sur le champ. Je déteste qu’on envahisse mon espace personnel, particulièrement lorsqu’il s’agit de Someya Kaien. Pour je ne sais quelle raison, je ne supporte pas sa présence, le fait qu’il fréquente mon frère et qu’ils soient meilleurs amis. Je n’aime pas être dans la même pièce que lui, qu’il vienne me parler et qu’il pense qu’il peut se permettre d’être familier avec moi. Ce soir, mon esprit est tellement embrumé que je pense à la douleur qu’a dû ressentir la porte au choc de mon front. Réfléchissant, fronçant les sourcils, doigt sur la bouche, je médite les paroles de Kaien. Tu crois que j’ai fait ça exprès ? C’est mesquin de ma part. Je ne pense pas droit. Me voilà en train d’approuver les imbécilités du meilleur ami de mon frère, de le laisser se moquer de moi et de s’approcher aussi près. Je tapote mon doigt sur mes lèvres. Je n’ai pas pu faire ça exprès. Je pensais simplement qu’il pourrait m’aider si je me faisais embêter. De toute façon, quand il y a Mila je n’existe plus. Mon regard s’assombrit. Le problème avec mon idiot de frangin ? Il n’arrive pas à se concentrer quand il voit des filles. On dirait un animal en rut qui ne pense qu’à s’accoupler. Et puis, comme je suis bourrée, je change d’humeur aussi sec. Mon rire brise le silence de cette rue minuscule où il n’y a que nous deux. Je relève la tête, une lueur de malice. T’es bête ! Si tu étais vraiment mon petit ami, je pourrais faire ça librement … Et sans lui laisser le temps de réfléchir – ou de me laisser réfléchir – je me hisse sur la pointe des pieds. Mes bras viennent enrouler ses épaules, mes yeux se ferment et je pose mes lèvres sur les siennes. Mon acte me surprend une fraction de secondes. Mon corps sent que ce n’est pas normal. Mais la sensation disparait bien vite quand je ressens la chaleur du corps de Kaien. Je me rends compte qu’il fait froid et que je n’ai qu’une minuscule jupe. Ma veste est restée à l’intérieur. Je frissonne et me colle un peu plus à lui, à mesure que mes lèvres goutent un peu plus les siennes. Est-ce que j’oublierais également cette sensation étrangement plaisante ? Kaien est pourtant tout ce qui m’énerve chez un homme. Mais en cette même seconde, il est subitement tout ce qui m’attire le plus.